S’affirmer ou se conformer ?

Si s‘adapter suffisamment à l’autre est un impératif de toute vie sociale, la peur du jugement d’autrui ou de l’exclusion peut nous amener à nous sur-adapter. Comment trouver le bon réglage pour soi au sein de l’entreprise?

par
Jean-Marc Phelippeau
|
12
March
2019
Liberté

Si s‘adapter suffisamment à l’autre est un impératif de toute vie sociale, la peur du jugement d’autrui ou de l’exclusion peut nous amener à nous sur-adapter. Cet excès de conformisme peut aller jusqu’à une forme de servitude volontaire. Comment trouver le bon réglage pour soi au sein de l’entreprise?

Prendre en compte les besoins de l’autre, respecter certaines règles communes est indispensable à toute relation, à toute inclusion dans un groupe ou une organisation. Ne pas se conformer suffisamment ou convenablement à la culture de l’entreprise qui nous emploie nous expose au rejet.

A l’inverse, un excès d’adaptation peut mener à la soumission, mettre sous l’éteignoir notre créativité, nos goûts et notre personnalité, nous amener à nous oublier nous-mêmes et à nous identifier à notre masque, et être plus généralement la cause de souffrances inutiles.

La peur de l’exclusion peut ainsi nous éviter certaines erreurs… mais elle peut aussi nous asphyxier. Particulièrement si nous évoluons dans une organisation très normative ou si nous nous sentons très différents des autres.

Comment bien positionner ce curseur qui va de l’absence totale de compromis avec son environnement (l’authenticité mais aussi l’égocentrisme absolus) à la soumission totale à l’autorité et à la norme ambiante?

Où est la limite, entre ce que l’organisation (ou mon responsable hiérarchique) peut accepter ou non en termes de comportements de ma part? Et surtout, entre ce que je peux sainement accepter et ce à quoi je dois dire « non »?

Bref, jusqu’où oser être authentique, jusqu’où renoncer? A chaque fois, quel prix suis-je prêt à payer, et dans quel but? Quel dilemme! Quelles sont les pièges et les bonnes pistes?

Un paradoxe qui vient de loin

Ce dilemme entre oser et renoncer est un piège dans lequel nous sommes tombés tous petits. Nous le vivons depuis l’école, qui a en effet soumis très jeune nombre d’entre nous à cette injonction paradoxale : « Obéis pour être libre! » (1)

Obéis : c’est-à dire consacre tout ton temps et ton énergie à des choses qui ne t’intéressent pas, mais qui sont au programme!

Pour être libre : car cela te permettra à terme d’avoir un beau diplôme, qui t’ouvrira beaucoup de portes.

Inutile de préciser qu’un pays dont la jeunesse vit collectivement une telle injonction développe en conséquence des névroses sociales massives, la première étant qu’apprendre y est perçu comme non important (ce qui est important, c’est d’avoir une bonne note), pénible et triste : où est passée la curiosité et la joie d’apprendre de tout enfant de trois ans? Tout cela à une époque où apprendre et se former toute sa vie n’a jamais été aussi essentiel.

Nous avons appris à l’école que réussir ses examens et être docile est plus important qu’apprendre – que la passion, la curiosité, la créativité, la capacité à socialiser ou à coopérer.

Par ailleurs, l’école française nous a inculqué l’idée toxique de la norme unique (2), où la différence est rarement primée : il n’y a qu’une seule échelle de valeurs (réussir en maths), une seule voie valable (le bac classique), et beaucoup trop d’adolescents choisissent leur filière d’études supérieures par défaut en fonction d’une programmation familiale ou sociale liée à leur environnement (math sup, prépa HEC, médecine, droit ou autre selon les cas), sans avoir jamais été invité à se demander pour quoi ils étaient faits et ce qu’ils voulaient faire de leur vie.

Tout ceci crée un manque de sens, et a pour effet que nombre d’individus intègrent le monde du travail et de l’entreprise en ayant une faible connaissance d’eux-mêmes, ce qui les prédispose à la sur-adaptation.

Au coeur du dilemme : liberté ou sécurité, la tentation de la soumission

Que se passe t-il ensuite?

En droit du travail français, le lien de subordination est l’un des trois éléments constitutifs de tout contrat de travail. Dans la fonction publique, on parle même de devoir d’obéissance – oui oui, au 21e siècle!

En signant un contrat de travail, celui qui devient salarié échange ainsi une partie de sa liberté contre une protection; celle qu’offre un CDI, par exemple. Un dirigeant ou un cadre en entreprise est donc à la fois un adulte libre et responsable, et un salarié soumis à un lien de subordination. Comment vivre un tel paradoxe?

« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux », disait Benjamin Franklin…

Au niveau individuel, la sécurité peut être un poison lent : un emploi bien payé favorise le syndrome de la « prison dorée », qui incite à tolérer ennui abyssal ou management inepte. Pour quel prix êtes vous prêt à vendre une partie de son âme?

Bien au delà du contrat de travail, conjoncturel, certains affirment depuis longtemps que la soumission est une tentation éternelle pour l’être humain, afin de se débarrasser d’une liberté intolérable.

Se demandant comment un tyran seul peut parvenir à asservir tout un peuple, La Boétie souligne dès 1574 que la servitude des peuples est volontaire (3).

Pour Dostoïevski, la liberté n’est possible que pour une élite de forts : « Il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner»(4), écrit-il. La grande majorité des humains ne chercheraient qu’à s’incliner devant le mystère, le miracle ou l’autorité, et à se soulager ainsi du poids insupportable de sa liberté.

A la même époque, et dans le même ordre d’idées, Hugo affirme « Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. Être libre, rien n’est plus grave ; la liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elle les ajoute à la conscience ; dans la conscience, le droit se retourne et devient devoir. »

Plus proche de nous, le psychothérapeute Irvin Yalom affirme quant à lui que la peur de la liberté est l’une des quatre grandes peurs fondamentales de l’humanité, avec celle de la mort, de la solitude et de l’absence de sens (3).

D’abord parce que la liberté est indissociable de la responsabilité. Etre libre, c’est accepter d’être pleinement responsable de nos choix (ou de nos absences de choix), de nos actes, de notre vie et de ce qui nous arrive, et non pas la victime ou le jouet des évènements et de notre environnement.

C’est accepter d’être pleinement adulte et de ne plus s’en remettre ni au destin ni à un homme providentiel, qu’il prenne les traits d’un prêtre, d’un roi, d’un professeur ou d’un patron. Or autant la liberté est presque toujours connotée positivement, autant la responsabilité peut être angoissante, écrasante et difficile à assumer. Le rêve devient fardeau…

Cette tentation de la soumission à l’autorité et d’abdication de son propre jugement moral a été prouvée scientifiquement par l’expérience de Milgram, qui a montré qu’une grande majorité d’adultes, quel que soit le pays où l’on faisait l’expérience, étaient capables d’exécuter des ordres illégaux et immoraux, pour peu qu’ils émanent d’une figure d’autorité – à l’origine un professeur en blouse blanche dans le cadre de ce qui était présenté comme une expérience scientifique, mais une version récente a montré que cela marchait aussi bien avec un animateur d’un faux jeu télévisé (7).

Développer sa boussole interne et reconnaitre sa différence

Dans ces conditions, la liberté d’être Soi relève du parcours d’obstacles : il s’agit d’abord de se connaitre suffisamment soi-même, de prendre conscience du « faux self » qu’on s’est construit pour se faire mieux accepter d’autrui. D’identifier et d’apprivoiser ses peurs existentielles, de reconnaitre et d’accepter sa part d’ombre, de revisiter ses croyances (aidantes ou limitantes, sur soi-même, sur les autres et sur la vie) et les jeux qu’elles nous amènent à jouer…

Il s’agit de se libérer du passé, de faire la paix avec lui et de faire le tri dans les injonctions ou interdits dont on est porteur, du fait de son histoire, de son éducation ou de ses blessures. D’accepter ses différences et de ne plus les ressentir ni comme une infériorité (ou une supériorité!), ni comme une transgression avec la culpabilité, la honte (ou l’arrogance!) qu’une telle conception entraine.

Pour cela, découvrir ou approfondir sa raison d’être professionnelle et sa mission de vie : «trouver son pourquoi», comme nous y invite Simon Sinek (8), peut constituer une étape salutaire.

Apprivoiser son ombre, c’est à dire tout ce que nous avons refoulé ou censuré en nous-mêmes de peur d’être rejeté, comme nous y invite Jean Monbourquette (9) et s’appuyant sur les travaux de Jung, constituera un travail complémentaire précieux.

A partir de là, il sera plus facile d’apprendre à assumer suffisamment et sereinement ses différences par rapport à la norme du milieu social et professionnel dans lequel on évolue. Différences qui vont faire peur aux amoureux des procédures en tout genre et du « on a toujours fait comme ça », comme aux carriéristes qui n’ont pas les mêmes qualités que vous!

Le dialogue entre l’individu et l’organisation qui l’emploie est aujourd’hui à renforcer considérablement, surtout si cet individu est considéré comme « atypique » par celle-ci.

Une culture d’entreprise est une norme, par rapport à laquelle chacun se situe. Les incertitudes et la complexité des défis de notre siècle vont nécessiter de la part des entreprises la capacité à accueillir et à gérer une plus grande diversité cognitive en leur sein, si elles veulent rester performantes.

Ainsi, de même que l’avenir est à la prise en compte dès l’école de multiples formes d’intelligence (analytique, créative, pratique, relationnelle) et non plus d’une seule forme qui serait mesurée sur une échelle unique (par exemple, le QI), de même l’avenir est aux organisations qui sauront évaluer leurs collaborateurs selon une grille multi-dimensionnelle, valorisant certaines singularités, qui n’érigera plus en modèle un archétype unique de héros!

La citation suivante attribuée à Einstein est bien connue mais excellente, et me parait adaptée pour conclure cet article : « Chacun de nous est un génie. Mais si vous jugez un poisson à sa capacité de grimper aux arbres, il croira toute sa vie qu’il est stupide. »

(1) cf. Ramïn Farhangi, Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent, Actes Sud, 2018.

(2) La vérité cachée sur le système scolaire: https://www.youtube.com/watch?v=R4xj0MaP1J0

(3) Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574.

(4) F Dostoïevski, La parabole du Grand Inquisiteur in Les Frères Karamazov, livre V, chapitre V, 1879. Cette parabole peut se lire indépendamment du reste du roman.

(5) Irvin Yalom, Thérapie Existentielle, 1980.

(6) Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974.

(7) Documentaire sur l’expérience de Milgram : Le Jeu de la Mort (2010)

(8) Simon Sinek, « How great leaders inspire action ».

Méthode « find your why » :

https://startwithwhy.com/commit/why-discovery-course-intro/

(9) Jean Monbourquette, Apprivoiser son ombre, 1997, et aussi :A chacun sa mission, 1999.