« J’ai du pouvoir, moi? » Lors d’un récent atelier autour de l’exercice du pouvoir réunissant huit dirigeants (d’autant d’entreprises différentes, de tailles et secteurs d’activité variés), mon associée et moi avons eu la surprise de constater qu’une bonne partie de nos invités n’avaient pas l’impression d’exercer un pouvoir. Ou l’audace de l’assumer.
L’objet de cet atelier était, dans un format intimiste et avec la protection de l’anonymat, de débattre de l’exercice du pouvoir et plus généralement du rapport à l’autorité des participants.
Or le mot « pouvoir » a mauvaise presse, fait peur et fascine aussi. Quand on se met en plus à poser comme questions « A quoi vous soumettez-vous et à quoi soumettez-vous les autres? », « Comment est-il possible de vous manipuler? », en parlant de séduction ou de différents types de connivence, on peut s’attendre à un effet de surprise voire de sidération pour des cadres dirigeants davantage habitués il est vrai à débattre de «leadership» et de «management» que de pouvoir, d’autorité, de soumission et de manipulation.
Quand le droit résiste à l’air du temps
Ces anglicismes aseptisés ont pu faire oublier qu’en droit français, le lien de subordination est l’une des trois composantes de tout contrat de travail. On parle même de « devoir d’obéissance » dans la fonction publique (oui, oui, en 2019)!
Et ce lien de subordination, selon la Cour de Cassation, se caractérise (accrochez-vous!) «par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.»
Il est donc bien question d’un pouvoir conféré par la loi et l’organisation au supérieur hiérarchique, et il est bien demandé à celui-ci d’avoir de l’autorité – c’est à dire la «capacité à se faire obéir sans contrainte physique et sans qu’il y ait besoin de discuter ou de justifier ses exigences» (G Mandel, Une histoire de l’autorité, 2002).
A l’heure où tout le monde ne parle que d’entreprise libérée et d’intelligence collective, ce genre de définitions pique un peu les yeux.
Comme si le fait d’avoir du pouvoir était devenu inavouable, et que son détenteur devait en permanence justifier de ses bonnes intentions avec honnêteté, transparence, crédibilité et si possible charisme, toute relation de type « dominant – dominé » étant par défaut et jusqu’à preuve du contraire une relation « salaud – victime ».
Dans nos sociétés où les figures traditionnelles de l’autorité se sont effondrées (père, professeur, prêtre…), seule l’autorité conférée par une expertise reconnue dans un domaine et la capacité de la transmettre (« faire autorité ») est en effet aujourd’hui perçue comme légitime.
La fuite dans les processus
Qu’avons-nous donc appris lors de cet atelier?
Que le sujet était encore plus brûlant et compliqué qu’on ne le pensait. Que parler du pouvoir avec une parole libérée est difficile. Certains nous ont dit que c’était la première fois qu’ils en avaient l’occasion. Que prendre conscience de son pouvoir et choisir sa posture (juste, cohérente, assumée) est un sujet essentiel.
Ce qui nous frappe et nous questionne aussi est le manque actuel d’archétypes positifs du pouvoir identifiés par ces cadres dirigeants d’entreprises.
A défaut de tels archétypes, beaucoup de dirigeants sont dans un complexe de l’imposteur, un refus d’obstacle : ils n’ont pas de désir de pouvoir, ou alors jugent important de le cacher!
Comme si désirer du pouvoir était de nos jours digne d’un grand singe ou d’un « mâle alpha » mal dégrossi, et non d’une personne évoluée. Un objet de honte, en quelque sorte, qui provoque ou accélère la fuite dans l’organisation matricielle déresponsabilisante, conçue pour que rien ne change. Car il est finalement plus simple d’être l’esclave de « process » que d’assumer d’exercer du pouvoir en pleine lumière. Une manière contemporaine en somme, pour ces cadres dirigeants, d’abandonner leur liberté, en obéissant aux ordres tel le cobaye de l’expérience de Milgram.
Dépasser le dilemme de la brute et de la machine
Il nous semble néanmoins que l’une des clés est d’accepter d’être faillible et surtout mal-aimé, à l’instar de nos trois derniers Présidents de la République, tombés de leur piédestal sitôt élus. D’apprivoiser ainsi une solitude. D’accepter que la fonction de dirigeant rende souvent sa personne (son être) invisible ou inaccessible.
Une autre clé consiste selon nous à être davantage conscient de sa propre mission de vie, de sa raison d’être professionnelle. De pourquoi on est là, en ce moment, a la tête de cette entreprise ou de cette business unit, au delà du hasard des rencontres et des opportunités et de nos performances personnelles. Du sens profond que cela fait pour soi, de son « why », selon le modèle de Simon Sinek. Ce «pourquoi» qui est une ancre comme une boussole, et qui nous permet d’endurer n’importe quel «comment», pour reprendre les mots de Nietzsche ou de Viktor Frankl.
Enfin, comme nous le faisait remarquer un des participants, avoir du pouvoir c’est d’abord avoir la lourde responsabilité de prendre des décisions difficiles quand c’est nécessaire. S’en souvenir et le rappeler aux autres de temps en temps peut aider à se décharger d’une forme de culpabilité et à rétablir un minimum de légitime respect.
Et vous, comment exercez-vous votre pouvoir?